Navi Radjou

ÇA VEUT DIRE QUOI POUR VOUS,
INSPIRER POSITIVEMENT LA SOCIÉTÉ ?

Navi Radjou

Auteur (L’innovation frugale, Donner du sens à l’intelligence), chercheur, conseiller en innovation et leadership 

Si je me mets dans la peau d’un téléspectateur, notamment aux Etats-Unis où tout est dramatisé plus qu’ailleurs, il est vrai qu’il n’y a rien d’inspirant à la télévision aujourd’hui, et c’est assez déprimant. Pour quelqu’un comme moi censé motiver et inspirer les gens à travers mes prises de parole, la question est : où puis-je trouver mon inspiration ? La réponse est : clairement pas dans les news déprimantes. Il faut que j’aille chercher des documentaires, des films… Or quand on regarde Netflix, dont les films et les fictions peuvent être excellents par ailleurs, on voit que la majorité des contenus et des thèmes abordés sont très sombres, anxiogènes, et souvent dystopiques. Deux messages, au fond, sont véhiculés à travers tous ces contenus : le premier, c’est que l’avenir va être pire, notamment avec le réchauffement climatique. Le second tient à l’idée que l’homme est fondamentalement mauvais, intrinsèquement hideux. Tout cela rend les gens hyper cyniques et, deuxième conséquence plus grave : ça les rend impuissants. Ce n’est pas le « je m’en foutisme », on n’en est plus là. On fait face à un profond sentiment d’impuissance, comme si des forces au-delà de notre contrôle se déchaînaient, des forces sur lesquelles nous n’aurions aucune prise. Et bien sûr la pandémie actuelle a accentué ce sentiment d’impuissance.  

Face à cela, les médias peuvent et doivent évidemment jouer un rôle. Bien sûr il faut informer les gens, leur dire ce qui se passe. Bien sûr il y a du mauvais dans le monde, dont il faut rendre compte. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas reporter le bien qui s’y passe. Si l’on veut être neutre, informer de manière équilibrée, il faut reporter les deux. Car en se concentrant uniquement sur le mal, on l’amplifie ; et on ne peut nier que cela a des conséquences néfastes sur le psychisme des gens, et sur la société plus largement. En regardant un contenu, un programme, les gens devraient selon moi retrouver ce qu’on appelle en anglais « agency », c’est-à-dire la capacité d’agir, la faculté de trouver des solutions à leurs problèmes. Et, encore mieux, y puiser l’envie de s’associer à d’autres pour cocréer des solutions aux problèmes auxquels ils sont confrontés, au niveau de leur communauté, mais aussi au plan planétaire. On a besoin de redonner cette confiance en soi, de contre-carrer ce sentiment d’impuissance grandissant, en montrant que des solutions existent déjà de par le monde. Dans cet esprit, je voudrais citer le documentaire Losers, de Netflix, sur des artistes, des sportifs et des sportives comme la prodigieuse patineuse française Surya Bonaly, qui ont connu un échec, et ont su y trouver une source de motivation et d’inspiration. C’est typiquement le genre de contenu inspirant dont on a besoin aujourd’hui. 

On a besoin de redonner cette confiance en soi, de contre-carrer ce sentiment d’impuissance grandissant, en montrant que des solutions existent déjà de par le monde.

Cela passe par la mise en avant de modèles de réussite positive, mais ce n’est pas suffisant. Une distinction me semble importante à faire, entre aspiration (à), d’une part, et inspiration, de l’autre. L’aspiration à, qui est un sentiment très fort aux Etats-Unis, cela veut dire : X ou Y a réussi, et j’aspire à devenir comme lui, ou comme elle. On applaudit le fait qu’avec Kamala Harris une femme soit à la Maison Blanche pour la première fois, ou qu’un homme noir, Barack Obama, soit élu. C’est très bien, mais c’est aspirationnel, car très peu d’entre nous vont pouvoir réussir ce même exploit. 

L’inspiration, c’est : quand j’ai fini de regarder un programme, non seulement je suis motivé, mais je suis incité à agir à mon niveau. Ce n’est pas passif, il y a un « call to action ». Un programme comme Doers, lancé par Vertical Station, répond exactement à cet enjeu. Mettre en valeur des initiatives locales mais aussi encourager les gens à faire eux-mêmes. On peut aspirer à une société meilleure, mais c’est à nous d’agir et de la construire. C’est l’idée que je porte depuis des années maintenant : il faut sortir de la vision d’une innovation intrinsèquement élitiste. Aujourd’hui, et encore plus avec les outils dont nous disposons comme l’impression 3D, les tutoriaux, les ressources communes et la possibilité de collaborer à distance via les plateformes digitales, nous pouvons tous innover à notre niveau et de façon frugale. C’est la notion, clef selon moi, d’empowerment (autonomisation). Et c’est ainsi, en agissant, que l’on peut se réapproprier nos destins. En ce moment, on vit en autopilote. On a le sentiment qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion, qu’on ne sait pas où l’on va. Il faut que les passagers deviennent pilotes, ou plutôt copilotes, car compte tenu de la complexité du monde actuel on ne peut prétendre piloter seul. Il faut qu’on réfléchisse à comment on peut en quelque sorte réaiguiller l’histoire, face à ce sentiment d’incertain, que ça va dans tous les sens… parce que les décideurs eux-mêmes ne savent pas où ça va, le monde actuel est trop complexe. 

 L’antidote à la complexité, c’est la diversité. 

 L’antidote à la complexité, c’est la diversité. Les équipes les plus diverses sont les plus résilientes, et les plus innovantes. Car quand vous avez une plus grande diversité, vous avez plus de perspectives divergentes. Vous pouvez anticiper, notamment les fameux cygnes noirs… Dans une équipe avec 10 personnes ayant des backgrounds culturels différents, chacun apporte avec lui une perspective différente. Et quand vous faites un projet d’innovation, les gens anticipent différemment ce qui peut marcher ou rater, et proposer ensemble une solution plus robuste. Quand tout le monde vient de l’ENA, ou de Polytechnique, on trouve les mêmes solutions… Qui s’avèrent souvent inefficaces. C’est un sujet difficile à appréhender en France, un pays qui a historiquement mal accommodé les différences. A la diversité, la France préfère culturellement la notion d’égalité (qui pose, qu’au fond, les différences comptent peu dès lors que vous vous inscrivez dans le collectif). Sri Aurobindo, un philosophe indien influent ayant beaucoup étudié la société française, a d’ailleurs dit que liberté et égalité n’ont aucun sens sans fraternité. La solidarité est clef car, sans elle, on est libre de faire ce que l’on veut, mais il n’y a pas d’intégration positive.  

Entre un excès de collectif qui, parfois, lisse les différences, nivelle par le bas sur la base du plus petit dénominateur commun, nourrit le conformisme et le statu quo au lieu de nous inspirer vers le haut ; et la valorisation à l’extrême de l’individualité qui fait basculer dans l’individualisme à outrance (agir uniquement pour son individualité, comme le prône la Silicon Valley), il faut trouver une troisième voie, qui permette à la fois de transcender et de valoriser notre pluralité, pour servir une noble cause  Ce qu’il faut rechercher, pour construire une société éclairée, c’est le maximum d’expression de l’individualité, avec la meilleure cohésion possible; ce qui se passe précisément en Nouvelle Zélande, ou en Scandinavie. On crée une structure où chacun peut être soi-même, mais en même temps où on va mettre son individualité et son talent au service des autres. Dit autrement, il faut valoriser à la fois le tout et les parties, ce que j’appelle dans mon prochain livre, La Société Consciente, « l’intégralisation ». Ce concept, introduit d’abord par Sri Aurobindo, consiste à valoriser l’intégralité de l’individu, à aider chacun à être pleinement et à agir de façon authentique en mettant son entièreté (ses talents, ses énergies) au service de la société. Si je prends mon exemple, quand je viens en France, je me relaxe, parce que la société est là pour vous soutenir. Dès que je rentre aux Etats-Unis, au bout de quelques heures, je me crispe parce qu’il faut que je m’affirme. En France, je dis des choses plus conformistes car je dois m’adapter, m’intégrer. Quand j’écris dans mon appartement à New York, ou je fais des interviews (comme c’est le cas ici), je m’exprime plus librement. Energétiquement, ma posture, la façon dont je marche, je pense, et je communique change en fonction du lieu, de la culture. Etant multiculturel (indien, français, américain) j’ai appris à moduler mon énergie et ma personnalité en fonction d’un contexte changeant tout en étant ancré dans mon « Soi » authentique. J’essaie d’intégraliser ma vie intérieure ! 

Ce qu’il faut rechercher, pour construire une société éclairée, c’est le maximum d’expression de l’individualité, avec la meilleure cohésion possible

 

Pour en revenir à l’innovation. Au départ, l’idée d’innovation frugale, telle que pratiquée dans les pays en voie de développement, était une question de survie ; c’est devenu au cours des dernières années un style de vie, avec les concepts de « minimalisme » et de « sobriété heureuse ». Le DIY prend de plus en plus d’ampleur, avec notamment des plateformes comme Oui Are Makers, créée par Hortense Sauvard, qui permettent aux citoyens de devenir des makers mais aussi qui favorisent la transmission des connaissances dans une approche bienveillante. C’est ce qu’il y a de formidable aujourd’hui avec la technologie : je n’ai pas besoin d’innover tout seul, j’ai accès à des infos, des outils, des tutoriaux, des experts qui me rendent plus autonome. Dans le même ordre d’idée, citons le programme Digital Green, qui incite des femmes, notamment en Inde ou en Ethiopie, à filmer et documenter dans leurs villages les bonnes pratiques agricoles, pour inspirer d’autres agriculteurs partout dans le monde. On est dans le partage de connaissance, la cross fertilisation qui permet de s’approprier les idées des autres, et ce faisant de créer de la valeur au niveau local. La banque mondiale estime ainsi que si l’Inde parvenait à faire en sorte que ses habitants partagent leurs bonnes pratiques, elle verrait son PIB augmenter de 2%. L’enjeu derrière l’inspiration n’est pas seulement humaniste : inspirer positivement la société, ça impacte l’économie ! Au 20e siècle, le pouvoir c’était la connaissance (knowledge is power) ; au 21e siècle, le partage de connaissance est source de pouvoir. En fait l’idée n’est pas tant d’inspirer la société, que d’aider la société à s’inspirer elle-même. Il faut sortir de cette idée que les marques doivent tout régler (une attitude très paternaliste !). Il faut au contraire aider la société à s’aider elle-même.  

L’inspiration peut provenir de partout, contrairement à ce que laissent souvent penser les grands médias. Ils ont tendance à véhiculer l’idée, implicitement, que personne n’innove en dehors de l’Ile-de-France. 

Or il se passe plein de chose à Roubaix, à Valence, à Bordeaux ! J’aimerais d’ailleurs faire la cartographie de cette France qui innove. Je crois beaucoup à l’idée de former les gens, dans les communes, pour documenter tout ce qui s’y passe et s’y crée. Faire de chacun un newsmaker. En leur fournissant une grille de lecture sur ce que l’on considère réellement comme de l’innovation, ils peuvent parfaitement s’approprier un projet de ce type. Avoir la fierté de filmer, et de montrer que quelqu’un de sa région, de sa communauté, fait quelque chose de positif. En France on manque de cette culture de célébration, très américaine, qui consiste à savoir dire bravo aux gens. A s’auto-congratuler au lieu de s’auto-flageller. Il faut le travailler. Ce d’autant plus que ce tropisme parisien créé des tensions, au plan local, pour les gens qui vous regardent ou vous lisentLes citoyens ont le sentiment d’être exclus de la narration, de ne pas faire partie de l’histoire, et ce sentiment, puissant, est très dangereux, et peut mener à des dérives au plan politique. On le voit bien aux Etats-Unis : on ne peut laisser certains se sentir invisibles, renforcer l’idée qu’ils seraient des citoyens de seconde classe, ou ne parler d’eux, de leur région, uniquement au prisme des problèmes, du mauvais… 

Il faut que toutes les régions, et tous les individus qui les composent, voient qu’elles sont appréciées, et surtout que leur contribution est réelle, et reconnue. Ce constat est également valable à l’échelle de la planète. Comment ne pas être indigné, quand on voit les médias français reporter majoritairement des nouvelles négatives de l’Afrique et de l’Inde, alors que ces deux régions, avec une population jeune et dynamique, connaissent actuellement un développement économique incroyable et vont façonner l’avenir de toute l’humanité ? 

En fait l’idée n’est pas tant d’inspirer la société, que d’aider la société à s’inspirer elle-même. Il faut sortir de cette idée que les marques doivent tout régler (une attitude très paternaliste !). Il faut au contraire aider la société à s’aider elle-même.  

Du côté du positif, ce qui m’inspire, en ce moment, ce sont les jeunes générations, qui se mobilisent, notamment dans les grandes écoles en lançant le « manifeste pour un réveil écologique », mais pas seulement. Il y a quelques années, j’éprouvais beaucoup de culpabilité, en pensant à ce qu’on était en train de faire en tant qu’adultes, et en voyant la planète en très mauvais état qu’on laissait à ces futures générations. Quand je les observe maintenant, que je les écoute, je me sens rassuré. Ils sont tout à fait capables d’agir par eux-mêmes, de manière collaborative, en trouvant le juste équilibre entre l’expression de soi (qui est un droit) et la contribution sociétale (qui est une responsabilité). Tout cela me donne foi en l’avenir, et cela m’ôte un poids : je sais que n’ai pas besoin d’être dans un rôle paternaliste, tout ce que j’ai à faire, c’est finalement de les soutenir. Les Millennials ont été le fer de lance de l’économie du partage, démocratisée il y a 10 ans avec la crise économique financière. Et maintenant je vois la Gen Z, qui représente près de 40% de la population mondiale, aspirer à plus de frugalité. Sans oublier la Gen Alpha, née dans les années 2010, qui apparait encore plus ascétique. En les observant, je vois advenir une économie frugale, qui va aider tous les citoyens à vivre mieux en gaspillant moins de ressources. On pensait que l’histoire allait s’arrêter, et on voit bien que l’avenir n’est pas clos, l’horizon s’ouvre avec eux. Bien sûr ils ne peuvent pas faire tout seul, mais ils vont porter ce mouvement.  

En tant que speaker, et conseiller, je me concentre aujourd’hui sur la Gen X et les baby-boomers, bref sur les décideurs, pour m’assurer qu’ils ne leur mettent pas des bâtons dans les roues. L’ancienne garde au pouvoir ne voit pas toujours l’intérêt d’investir dans l’avenir, elle veut un retour sur investissement immédiat. Changer bien sûr, mais sans trop dépenser. Et surtout, pouvoir jouir tranquillement d’une retraite confortable. Osons le dire : cette attitude autocentrée me révolte. A défaut d’être des acteurs du changement, il faut qu’ils ne l’empêchent pas. Je mets une bonne partie de mon énergie à les convaincre qu’on peut agir à moindre frais, et rappeler à tous les décideurs que c’est une occasion rêvée de laisser une trace positive. 30 à 40% d’entre eux acceptent de se laisser embarquer, mais rien ne sert de vouloir convertir de force des gens qui ne veulent pas l’être. A batailler avec les cyniques, on perd son temps. On dit qu’il suffit de faire évoluer 25% de la population pour créer un effet domino. Dans les entreprises, cela suppose surtout un alignement des planètes, entre le haut, le milieu (management) et le bas. Quand les convictions sont partagées, on peut arriver à des résultats saisissants.  

En faisant cela, on ne sauve pas directement la planète, mais on amplifie les efforts des gens qui sont en train d’agir. Et ils sont nombreux ! 

Au fond, mon travail se résume à 3 choses : apporter et amplifier l’optimisme, notamment en mettant en avant les change makers qui sont déjà là et qui ont besoin d’être soutenus, financièrement, moralement, spirituellement ; être un catalyseur, qui initie des choses ; et enfin, connecter, créer du lien entre tous les ilots d’innovation qui naissent et se développent, pour nourrir chaque acteur et lui permettre d’aller plus loin en symbiose avec les autres. En faisant cela, on ne sauve pas directement la planète, mais on amplifie les efforts des gens qui sont en train d’agir. Et ils sont nombreux ! 

 
Navi Radjou