Gregory Pouy

ÇA VEUT DIRE QUOI POUR VOUS,
INSPIRER POSITIVEMENT LA SOCIÉTÉ ?

Gregory Pouy

Analyste culturel, conférencier, auteur et podcasteur 

Ça veut dire quoi, aujourd’hui, inspirer positivement la société ? 

Inspirer positivement la société, pour moi, c’est d’abord et avant tout inspirer vers un avenir meilleur et positif.  

Or toutes les crises que nous vivons aujourd’hui – que l’on parle de crise économique, de crise financière, de crise paradigmatique, de crise sanitaire, et plus encore de crise écologique – s’inscrivent dans un imaginaire totalement dystopique. La vision dominante de l’écologie reste punitive, et les visions d’avenir oscillent entre Mad Max et Ready Player One. Cette incapacité à se projeter de manière positive a des effets délétères, comme la résurgence du populisme. Assez naturellement, quand il y a crise, on se crispe en tant qu’individu, et on a envie de s’ancrer. 

Il faut dire que nous vivons, et que nous allons vivre surtout dans les deux prochaines décennies, une crise d’une rare ampleur. Depuis les années 1950, nous nous sommes engagés dans des montagnes russes. Pendant des décennies, nous avons profité de la montée, malgré les nombreux signaux d’alerte. Nous étions trop occupés à profiter du paysage pour nous en soucier. La crise sanitaire marque le début de la descente. La pente est raide et, surtout, personne ne sait dire où l’on va. Ces montagnes russes ont des airs de Space Mountain.  

Cette situation est extrêmement perturbante. Dans le monde dans lequel nous avons grandi, nous sacrifions un peu nos vies à notre travail, mais parce que l’on savait que si l’on faisait A, on aurait B, que si l’on faisait B, on aurait C… Il y avait une forme de logique, de chemin établi. Ce chemin-là, et tout le système sur lequel on s’appuyait, sont littéralement en train de se désagréger. Pas étonnant qu’autant de gens recherchent du sens. Au fond, nous sommes tout.e.s un peu paumé.e.s. 

Comment peut-on inspirer vers cet avenir meilleur ? 

Inspirer vers cet avenir meilleur implique de sortir des visions binaires, qui n'entrainent que vers une violence de la société qui s'affronte. Il faut rassurer, tout en apportant de la nuance.  

Il s'agit aussi de proposer une autre définition du bonheur. Le récit général, en particulier autour du bonheur, est aujourd’hui uniquement un récit d’accumulation : de pouvoir, d’argent, de biens. Tout ce qui ne va pas dans ce sens est perçu comme dystopique ; en particulier les penseurs écologiques, qui nous disent qu’il va falloir être dans le contentement, se satisfaire de moins de choses, moins prendre l’avion, moins prendre des bains, moins utiliser d’appareils, moins acheter de vêtements… Tout ça, ce sont des « moins ». Il n’y a aucun « plus » là-dedans, et personne n’a spontanément envie d’être dans le « moins ». Ni vous, ni moi. On a beaucoup critiqué Trump, mais je crois que l’on est tou.te.s un peu « Trump », à certains égards. Il incarne ce monde d’avant, qui considère son seul confort, sans se préoccuper de l’écologie, dans une forme de toute puissance. C’est une zone d’ombre de chacun et de chacune, qu’il nous faut assumer – pour mieux la dépasser. 

Et cela passe nécessairement par de nouveaux récits. Les humains ont fonctionné de tous temps avec des récits. Ces récits tissent nos croyances, et nos croyances nous font bouger dans un sens ou un autre. Ce que montre bien le succès du documentaire Hold-Up : les arguments rationnels ont peu de prise sur les croyances. 

Quand vous assumez vos erreurs, vos failles, nécessairement cela crédibilise votre propos.  Ramener de la complexité, de la nuance, de la confiance. C'est aussi cela le rôle d'un média. 

 

Quel rôle pour les médias, dans cette réinvention ? 

Les médias, et l’Entertainment de manière générale (à travers les films, les séries, les pubs, les artistes), participent aujourd’hui à cette croyance autour du bonheur. Quand vous montrez un homme beau, sur un yacht, avec une femme sublime, vous donnez à voir une certaine expression du bonheur. Toute la question, au fond, est : quel monde vous projetez ?  

On ne peut plus aujourd’hui projeter un monde d’hier, qui ne tient pas compte de la réalité physique de nos ressources naturelles.  Un monde qui de facto nous demande de faire d’innombrables sacrifices, sans même que nous nous en rendions compte. On sacrifie notre temps, nos liens, le fait de passer du temps avec nos enfants, de prendre soin de notre corps, parce qu’on est pris dans cette logique d’accumulation. Cette crise sanitaire, et ce qu’elle nous fait vivre depuis un an maintenant, vient nous ramener à l’évidence : ce qui compte le plus pour chacun.e d’entre nous, c’est le lien, pas les biens.  

Alors que nous passons d'une société de biens à une société de liens, c'est le rôle des médias et des artistes au sens large de diffuser une autre idée du bonheur. Cela implique de mettre en avant le contentement, les vertus de l’économie circulaire, mais aussi le "slow" – le slow n’étant pas nécessairement la lenteur absolue, mais plutôt le temps de la qualité (savoir d’où les choses viennent, comment elles sont faites). De rappeler l’importance à accorder à l’instant présent, et à l’autre (notamment à travers le lien intergénérationnel, qu’on a en partie perdu avec le mythe moderne de la famille nucléaire). Ou encore de valoriser beaucoup plus la puissance féminine (faite d’empathie, de gentillesse, de vulnérabilité) en la présentant pour ce qu’elle est : une force, et non une faiblesse.  

Tous ces ingrédients, je crois, construisent un imaginaire extrêmement désirable, qui n’a rien de dystopique.

 Inspirer positivement, au fond, c’est surtout envoyer des imaginaires positifs sur le monde dans lequel nous allons, de toute façon, vivre.  

 

Quid de l’info ?  

Les médias purement positifs ont de tous temps été des échecs. Il y a en revanche un rôle des médias à remettre de la complexité, à redire quels sont les problèmes, sans tomber dans le pathos ou la confrontation.  

Quand je reçois pour mon podcast l’historienne Marie Peltier pour parler de complotisme, elle est choquée par la place croissante de l’extrême droite dans nos médias. Est-ce vraiment nécessaire de leur donner autant de présence ? Est-ce que la démocratie, c’est vraiment jouer en permanence la carte de la confrontation et de l’affrontement ? Il faut aujourd’hui être à l’écoute du monde pour comprendre les gens, sans toujours aller travailler leurs aspects les plus vils, les plus sombres - ce que fait déjà très bien l’extrême droite. 

Faire cela, c’est tomber dans la facilité. Et c’est tentant car les débats binaires permettent de faire des titres qui auront un écho sur Twitter. Mais le monde est tellement en tension, en ce moment, particulièrement en France, qu’on mérite mieux que ça.  

Il faut au contraire désamorcer les peurs. En ne cherchant pas à taire les différences, ou à nier les problèmes lorsqu’ils existent. En France on considère que tout le monde est pareil, surtout si tu es comme un homme blanc. Par peur de stigmatiser, on nie les différences, on s’interdit toutes statistiques – sur le nombre de noirs, d’arabes comme de sourds – et on en arrive à des fantasmes comme la théorie du grand remplacement.   

Tout cela demande du temps. A travers le succès croissants des podcasts, on constate au contraire que les gens ont envie de comprendre, qu’on leur explique les choses, et qu’ils sont prêts à y consacrer du temps. On ne cesse de nous dire que les gens n’ont pas le temps, qu’ils sont pressés, alors qu’en réalité ils n’hésitent pas à regarder des vidéos de 2h ou 3h sur YouTube... L’info, ça demande du temps, pour expliquer, pour s’exprimer. Tout ne peut pas se résumer en sujets de 5 minutes. 

Au-delà du format, il y a un vrai enjeu pour les médias de rétablir la confiance, qui est la clef de toute relation saine. Sans doute pour cela faut-il savoir aller dans le féminin, dans la vulnérabilité, assumer qu’il y a des choses qu’on n’a pas bien faites. Quand vous assumez vos erreurs, vos failles, nécessairement cela crédibilise votre propos.  Ramener de la complexité, de la nuance, de la confiance. C'est aussi cela le rôle d'un média. 

Les marques, plus que jamais au cœur des enjeux de changement de modèle de société ?  

La société civile (en tout cas une partie d’elle, suffisante en l’état) a fait sa mue, et a fait bouger un certain nombre d’entreprises. La politique, de son côté, suit les sondages - il n’y a qu’à voir la loi sur la sécurité globale. Les politiques ont appris l’équilibre démocratique appliqué au capitalisme, mais pas appliqué à l’écologie. Ils ont du mal à avoir une vision systémique, à voir des boucles de rétroaction, à gérer cette complexité nouvelle.  

Reste l’entreprise. Je suis convaincu qu’elle a aujourd’hui un grand rôle à jouer. D’abord à travers le marketing : qu’est-ce que je propose ? Comment je peux permettre aux gens de limiter leur impact simplement à travers mes produits ? Par exemple une douche qui économise 90% d’eau, ça existe. Une bouilloire, dans laquelle on met toujours trop d’eau, dépense et gaspille énormément d’énergie : on peut la réinventer. Les capsules. Une entreprise comme Nespresso fait plein de choses pour minimiser l’impact de ses activités, mais la réalité froide, c’est que personne n’a besoin de capsules pour faire du café. Nespresso devrait complétement changer son métier, la matière dont ils gagnent de l’argent.  

Les marques ont aussi un rôle à jouer à travers leur communication. Même si les gens disent qu’ils ne les voient pas, les publicités jouent un rôle extrêmement important dans notre inconscient collectif. Pour cette raison, je ne crois pas qu’il faille arrêter la pub : elle peut justement servir demain à inspirer positivement les gens. La question en réalité n’est pas d’arrêter la pub, mais de redéfinir le mot de croissance, de redéfinir ce que ça veut dire aujourd’hui une entreprise. Jusque dans les années 1970, et l’impact de Friedman (avec l’idée que l’entreprise n’est là que pour générer des profits pour ses actionnaires), mais surtout de Thatcher et Reagan, l’entreprise devait avoir un impact positif sur la société dans son ensemble. Il faut revenir à ça. Aujourd’hui, l’hyper capitalisme a beaucoup abimé le système. 

Mais ces périodes de chaos sont de formidables moment pour repenser, pour mettre en place des changements profonds. L'erreur serait de vouloir faire le dos rond en attendant que ça se passe. Nous avons tou.te.s aujourd’hui l’opportunité de remettre en cause les dogmes qu’on nous a imposés (sur le travail, le couple, etc.). De pouvoir tout questionner. De faire des choses qui nous plaisent réellement. Au fond, nous avons une chance inouïe : celle de voir advenir une nouvelle ère, même si elle est faite de turbulences, et d’en être les premiers acteurs.  

 

Comment manœuvrer, dans ce contexte d’incertitude ? 

Aujourd’hui, on ne sait plus très bien où on va, et il faut beaucoup improviser.  

Pris dans la tempête, les marins nous apprennent que la dernière chose à faire, en pareille situation, c’est de baisser l’ancre, ou de mettre les voiles. Il faut au contraire suivre le sens des vagues, improviser au fur et à mesure que le bateau avance, sans jamais perdre de vue le phare. Dit autrement : il faut laisser de côté la vision moyen-terme, à 1 ou 2 ans (ce que tout le monde sait très bien faire aujourd’hui) pour avoir à la fois la vision à long terme, et la capacité à improviser. Ce qu’ont du mal à faire les grandes entreprises. La transition digitale a déjà été compliquée pour ces entreprises ; la transition en cours les invite à tout repenser : l’état d’esprit, la manière de travailler, l’organisation. Mais ces périodes de chaos sont de formidables moment pour repenser, pour mettre en place des changements profonds. L'erreur serait de vouloir faire le dos rond en attendant que ça se passe. Nous avons tou.te.s aujourd’hui l’opportunité de remettre en cause les dogmes qu’on nous a imposés (sur le travail, le couple, etc.). De pouvoir tout questionner. De faire des choses qui nous plaisent réellement. Au fond, nous avons une chance inouïe : celle de voir advenir une nouvelle ère, même si elle est faite de turbulences, et d’en être les premiers acteurs.  

 

Gregory Pouy