Emmanuelle DUEZ et Justine DUPUY
Professeure de philosophie & Fondatrice - The Boson Project
De la contemplation à la consommation
Dans l'Antiquité, Platon[1] pense l'inspiration comme une transcendance des Dieux ou des Muses jusqu'à l'inspiré. Délirante, l'inspiration est un souffle divin qui traverse l'individu et l'anime d'un mouvement extraordinairement puissant. Aujourd'hui, les Muses et les Dieux sont remplacés par des moodboards, des épingles Pinterest, des archives Instagram, émissions de télévision ou séries Netflix. Aujourd'hui, l'inspiration n'est plus une bouffée mystique depuis l'au-delà mais une succession d'images plus ou moins choisies dans lesquelles nous baignons. Aujourd'hui, l'inspiration est à la fois partout et nulle part. Il est à craindre que les images, surtout lorsqu’elles sont animées, en appellent plus à la consommation qu'à la contemplation, à la distraction récréative qu'à l'attention laborieuse. A ce titre, Walter Benjamin parle de « réception distraite ». La rapidité de l'enchaînement télévisuel ne semble pas, a priori, favoriser l'inspiration. Au fil des 24 images par seconde, le spectateur est à bout de souffle, il se fige, reçoit plus qu'il ne contemple, suffoque plus qu'il n'inspire. Est-ce à dire que le monde actuel fait d’images plus que de mots, est inapte à l’inspiration, qu’elle n’a plus droit de citer, nulle part ? Non, bien au contraire. Il convient d’avoir en tête le caractère essentiel de cette transcendance pour veiller à ne jamais la perdre de vue, pour l’injecter dans les recoins de nos vies et de nos écrans, pour en forcer les conditions lorsque tout converge vers sa disparition …
La véritable inspiration se « trouve », et dans notre monde désenchanté, nous la cherchons encore…
Inspirer plutôt qu’aspirer : la responsabilité des médias
Le téléspectateur - quel que soit le support du spectacle - est avant tout un flâneur, celui qui, tel que Walter Benjamin le définit, déambule parmi la foule et observe les paysages urbains, happé par les vitrines et les marchandises qu'elles contiennent. Le flâneur télévisuel est tout aussi solitaire et tout aussi happé par ce qui défile devant ses yeux. Flâneur hypermoderne, il se mêle à la masse pour les mêmes raisons que le flâneur de la modernité du XIXème : un besoin de se décharger de la solitude, de combler le vide. Pour toutes ces raisons, le média télévisuel possède une véritable responsabilité d'inspirer plutôt que d'aspirer cette nouvelle figure du flâneur. D'abord, parce qu'en allumant son écran, le spectateur accepte un instant que son attention soit captée par un média : en cela, il est candidat à une extase délirante au sens platonicien, extase bien loin de la malheureuse formule : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ». Pas une attention de poisson rouge [2], non, une attention exigeante, une attention précieuse, a fortiori dans le monde polarisé et complexe qui est le notre. Ensuite, parce que pour beaucoup d'individus, la télévision est au cœur des foyers. Elle se joue dans la quotidienneté banale et triviale, elle accompagne les individus dans leur intimité. A ce titre, la responsabilité de la télévision consiste à ne pas rendre fallacieuse l'inspiration en la transformant en influence. Il convient au contraire de s'assurer que ce qui touche le spectateur est à la fois suffisamment compréhensible pour le toucher et suffisamment étranger à lui-même pour l’enrichir, sans biais.
Toutes les inspirations du monde, pour cultiver l’esprit critique
Inspirer positivement est un truisme. L'inspiration est toujours positive, au sens fort du terme. Par défaut, elle ajoute et améliore. L'inspiration suscite, titille voire provoque, au sens où elle fait naître quelque chose qui n'était qu'en puissance chez l'individu, latent, qui n'attendait qu'à recevoir un peu d'élan. L'authentique inspiration au sens de l’extase [3] platonicienne est tout le contraire de la familiarité, de la proximité, de la facilité. L'inspiration ne conforte pas, elle bouscule et vivifie. Elle anime, au sens fort du terme : elle rend vivant.
L’inspiration implique nécessairement une relation de confiance : nous ne pouvons nous sentir inspirés par ce envers quoi nous ressentons de la défiance ou du mépris.
Si l’inspiration n’est qu’apport, elle ne peut pour autant pas se réduire à un enthousiasme aveugle. Or, le media, de manière intrinsèque, a tendance à opacifier les relations du sujet envers le monde. Filtre entre le monde et le spectateur, le media doit être clair comme un grand vent, sans aspérités, sans rugosités, sans brouillages. L’inspiration implique nécessairement une relation de confiance : nous ne pouvons nous sentir inspirés par ce envers quoi nous ressentons de la défiance ou du mépris. Georges Duhamel, cinémato-sceptique et vif critique des images animées, notait déjà à son époque « Les images mouvantes se substituent à mes pensées. Je ne peux pas penser ce que je veux » [4]. L'enjeu est là : comment défier le regard sans susciter la défiance ? Comment inspirer sans influencer ? Comment donner à voir et à penser toute l’inspiration du monde sans prendre des raccourcis ? Comment éveiller sans enfermer…
Inspirer pour (re)faire société
Les images animées sont, comme dirait encore Benjamin, autant de « missiles projetés sur le spectateur ». Comment transfigurer ces missiles en incitations à créer, à se renouveler, à prendre du recul, à penser, à interpeller, à se réveiller, à être intellectuellement pleinement vivant, seul sur son canapé et tous ensemble devant nos écrans ? Le spectateur est une masse anonyme, une foule à la fois hétérogène et parfaitement mélangée. Dans la télévision - comme dans le marketing – on aime à parler de « cible ». Le challenge tient donc à l'impossible : isoler, toucher et inspirer la masse indifférenciée en touchant chacun d’entre nous, intimement. Comment ?
Complexe. C'est de ce qualificatif qu'Edgar Morin use pour définir le monde d'aujourd'hui. L'inspiration doit nécessairement suivre le pas pour être à la hauteur des enjeux. Elle doit « distinguer sans disjoindre et associer sans identifier ou réduire » [5] et surtout, surtout : relier l'autre aux autres, à l'étranger autant qu'à l'étrange, à autrui autant qu'à l'autre lui-même. Qu'est-ce que cela signifie, dans notre affaire ? La même chose que l'on constatait dès les prémisses de notre histoire : l'enjeu de l'inspiration, c'est d'assumer qu'elle puisse lancer des missiles pour faire éclater la masse et éparpiller les individus en autant de mailles d'un même tissu commun. Vous autres, artisans médiatiques, ne devez jamais l’oublier. L’inspiration est la clé de cerveaux aérés, et le liant d’une société éclairée.
L’inspiration est la clé de cerveaux aérés, et le liant d’une société éclairée
De la polémique à l’autocritique
Voilà la tâche de l'inspiration : faire entrer la complexité dans les foyers, favoriser les contradictions irréductibles, en bref, injecter du complexe dans du simple. En réalité, l'inspiration à l'ère de la complexité sera « autocritique » ou ne sera pas. Pourquoi ? Parce que seule l'autocritique garantit une saine émancipation du simple, un rempart absolu contre le dogmatisme ou le relativisme. Seule l'autocritique permet de se transfigurer vers le meilleur, de sortir de soi pour mieux en revenir, de regarder dans le rétroviseur de nos consciences pour en sonder les reflets. Plus que la critique, qui divise, compartimente et manque assurément le joyeux bordel qu'est le monde complexe, plus que la polémique qui pollue et tue le débat, érigeant des mirages intellectuels dans lesquels nous tombons tous, l’autocritique assure une « culture psychique quotidienne plus nécessaire que la culture physique, une hygiène essentielle qui entretient une conscience veilleuse permanente » [6]. Des cerveaux aérés, des consciences nourries, des hommes et des femmes en mouvement. Voilà pourquoi l'inspiration doit renouer avec le délire et l'extase antiques tels que nous les décrivait Platon. Dans un mouvement du tout vers les parties, du monde vers ses individus, l'inspiration est une responsabilité à insuffler en chacun une turbulence salvatrice, à provoquer l’esprit critique, à interpeller notre imaginaire pour nourrir notre vision du monde. Le délire et l’extase comme raison d’être de TF1, qui aurait osé y songer.
Reste en creux de ces quelques lignes, un défi de taille : la véritable inspiration se « trouve », et dans notre monde désenchanté, nous la cherchons encore…
Des cerveaux aérés, des consciences nourries, des hommes et des femmes en mouvement. Voilà pourquoi l'inspiration doit renouer avec le délire et l'extase antiques tels que nous les décrivait Platon.